« J’ai vu ce chemin avec cet arbre… C’est un paysage assez banal mais j’ai senti le besoin de le dessiner. » C’est ainsi qu’Alan Levitt parle de son art de dessinateur : avec simplicité. Point de « théorie » alambiquée, point de « projet » compliqué mais la confession sincère, presque étonnée d’elle-même, de se sentir ému par tant de réalités composant l’environnement quotidien : arbres, animaux, personnes humaines. Et dans le sillage de l’émotion, l’obsession de restituer ce auprès de quoi le cœur, soudain, a été convoqué sans trop savoir comment ni pourquoi. J’ai ici en mémoire les paroles entendues dans la bouche d’un grand poète de notre temps, Philippe Jaccottet (1925-2021) : « Tout débute pour moi avec une émotion, avec l’impression d’être saisi par un phénomène du monde qui exige que je dise sa beauté et sa vérité dans un poème. Sans émotion première, il n’y a pas, chez moi, nécessité d’écrire. »
On sait que la simplicité d’une démarche artistique et la clarté de l’intention qui la guide n’exclut en rien l’acuité et la profondeur du regard. Il est frappant de constater que beaucoup des dessins d’Alan Levitt paraissent exprimer l’expérience vécue d’un face-à-face. Affirmer que cela traduit seulement la position de l’artiste quand il crée serait réducteur. L’essentiel est ailleurs, dans l’effet de surgissement que la représentation du face-à-face permet. Dans de nombreux dessins, ce qui est figuré possède l’intensité d’un événement à la fois imprévisible, indéniable et puissant. Chaque œuvre est habitée par la conscience du mystère de l’apparition de la chose représentée. Qu’on regarde ces superbes vaches et ces incroyables arbres de Colombie, dans leur consistance et leur densité pourtant empreintes de légèreté et de douceur : leur netteté et leur évidence s’accompagnent du mystère indicible de leur présence. « D’où surgis-tu ? De quel abîme ou bien de quel Dieu inconnu ? De quel néant ou de quelle lumière ? » a-t-on envie de leur demander. Et mon avis est que de telles questions sont celles que l’artiste lui-même se pose. Peut-être consciemment, peut-être inconsciemment, je ne sais. Dans tous les cas, nous avons ici affaire à un contemplatif rompu à l’observation passionnée du monde : le contraire, en somme, d’un esprit distrait ou d’un métaphysicien. Une secrète inquiétude traverse les différentes œuvres comme si l’existence des objets dessinés tenait à quelque événement originel une fois pour toutes inaccessible à la pensée.
Un autre aspect marquant de cette série tient au fait que de nombreux dessins représentent moins des scènes que des réalités singulières, certes reliées à leur environnement naturel immédiat, mais néanmoins étrangement détachées de celui-ci. Ainsi de chacun des arbres ou de chacune des vaches qui, bien que saisis dans le réseau de leur milieu vital, en sont cependant extraits et avancés vers nous, spectateurs, dès lors sommés de questionner le sens de cette rencontre impromptue, voire dérangeante. Ce procédé de représentation confère aux figures principales des œuvres une aura de solitude accentuée sans doute par le silence et l’immobilité qui les imprègnent et que l’art d’Alan Levitt a l’étonnant pouvoir de rendre sensible. Le silence notamment, qu’on devine dans les yeux perçants et aux aguets des visages d’hommes masqués qui semblent être pris dans l’impossibilité de délivrer la pensée qui les tenaille. Comme s’ils patientaient, comme s’ils attendaient que de plus loin survienne l’irruption d’un appel ou d’une parole imprononçable par eux-mêmes. Est-ce une chaleur étouffante qui retient ces êtres au seuil du mouvement et de la communication ?
Sans être des symboles, c’est-à-dire des signes se référant précisément à autre chose qu’elles, les oeuvres ici présentées paraissent contenir plus qu’elles-mêmes. « Contenir » n’est pas le mot juste. Leur atmosphère est riche d’une annonce davantage temporelle que spatiale. « Nous sommes en sursis, nous sommes au seuil d’un grand événement à venir » crient silencieusement ces dessins. Et dès lors, nous voici nous-mêmes projetés au seuil de la plus grande de toutes les interrogations : est-ce la mort ou est-ce la rédemption qui s’annoncent à travers les lignes précaires et tremblantes de nos vies ?
Comme chacun de nous, Alan Levitt patiente, attendant que le monde nous livre la clef de sa brûlante énigme. Il sait que cette attente est le contraire d’une fuite, qu’elle demande, pour être véritable, que nos forces se dépensent à rendre aux choses l’hommage que leur beauté exige.
Foucauld Giuliani
Auteur de Une promesse de lumière. Lecture de Philippe Jaccottet (Éd. Club des poètes, 2021) et de La Communion qui vient (Éd. Le Seuil, 2021)